Dans le cadre de sa série d’articles sur la thématique du confinement volontaire, Inneance aborde cette semaine le sujet de l’isolement des naufragés

Le 20 octobre 1952, Alain Bombard, jeune médecin et biologiste, quitte les Canaries à bord d’un canot pneumatique afin de traverser l’océan Atlantique dans les conditions d’un naufragé. Son objectif est de démontrer que l’homme peut survivre sur un radeau, si son moral est bon, sans eau ni nourriture, pendant plusieurs semaines et ceci grâce aux seules ressources de la mer.

Obsédé par le sujet de la survie en mer, la résistance à la fatigue, la faim et la soif notamment, il obtient un poste de chercheur à l’Institut Océanographique de Monaco où il étudie et établie une vaste bibliographie sur le sujet : naufrage bien sûr, mais aussi techniques de pêche, analyses des vents, de la composition de l’eau, et du comportement des naufragés, entre autres. Il étudiera également les embarcations de sauvetage de type canot gonflable.

Au fur et à mesure de ses recherches, le jeune médecin se persuade qu’il est possible que l’homme puisse survivre après un naufrage, avec un minimum de nourriture (en filtrant notamment le plancton, riche en vitamine C, pour combattre le scorbut) et surtout d’eau, qu’elle vienne de la pluie, des poissons (en les pressant) ou d’eau de mer.

Cette idée est reçue de manière plus que sceptique par la communauté scientifique.

Qu’à cela ne tienne. Il ne lui reste maintenant plus qu’à prouver qu’il a raison, en en faisant la démonstration sur lui-même.

Aussi, le 25 mai 1952, à 5 heures du matin, il se fait remorquer au large du port de Monaco sur l’Hérétique, un Zodiac de 4,65 mètres, bâché et gréé d’une petite voile d’Optimist. Matériel chargé : une voile, deux avirons, divers instruments de navigation, un couteau, quelques livres. Provisions d’eau et de vivres : néant. Un marin anglais de rencontre, Jack Palmer, a accepté d’être son compagnon et son navigateur.

La première étape, jusqu’aux Baléares, justifie toutes les craintes. En dix-huit jours de navigation erratique, au gré des courants, des grains et des longs calmes plats, l’Hérétique atteint son but, mais à quel prix… Pendant les deux premières semaines, Bombard n’a pêché que deux mérous. Se jetant à l’eau, il a harponné un thon, mais, note-t-il, « j’ai bien failli être pêché par le poisson ». Le quatorzième jour, un cargo s’est dérouté pour fournir un ravitaillement d’urgence aux deux marins écœurés de plancton. En véritable scientifique, il consigne scrupuleusement toutes ses observations, mesure ce qu’il avale, ses sensations, son état général, sa pression artérielle et son rythme cardiaque. Sans oublier les effets secondaires de la consommation d’eau de mer, considérée à l’époque comme le pire des poisons, mais source précieuse de sodium. Optimiste, Bombard dresse pourtant un premier bilan encourageant : « Nous avons bu de l’eau de poisson quatre jours, et de l’eau de mer dix jours (dont 6 d’affilés). Les urines ont été normales, il n’y a pas eu de sensation de soif. Ni diarrhée ni vomissements, mais une constipation opiniâtre ». Il poursuit également : « La faim se manifeste de la façon suivante : douleurs de type crampes à irradiations antérieures aux deux épaules le premier jour et une partie du deuxième. Le troisième jour, ces douleurs cessent et font place à une somnolence et une fatigue permanentes ».

En cours de route, les deux naufragés ont été secourus et ravitaillés par un cargo. Arrivé aux Baléares, Palmer abandonne le projet et Bombard continue seul vers Las Palmas, via Tanger puis Casablanca.

Le 20 octobre 1952, Alain Bombard embarque seul à Las Palmas (Canaries) pour traverser l’océan Atlantique. Pendant son aventure, le médecin va souffrir le martyre, rencontrer les pires angoisses, les tortures du soleil et de la pluie. Affaibli par le manque de nourriture et des diarrhées incessantes, forcé d’écoper sans arrêt avec sa chaussure la mer déchaînée qui inonde son canot, il finira même par rédiger son testament, le 6 décembre 1952. Trois semaines plus tard, après plus de soixante jours en mer, il atteindra les côtes de la Barbade dans un piteux état, mais bel et bien vivant. En apercevant la lumière du phare de la Barbade se refléter dans les nuages, Alain Bombard se souvient : « J’ai ri ! J’ai pensé à tous ces cons qui avaient dit que mon projet était impossible. »

Bien que d’un point de vue scientifique, cette traversée visait spécifiquement à prouver que l’organisme humain est capable d’assimiler l’eau de mer sous certaines conditions¹, qu’une bonne quantité de poisson peut même rendre inutile ce demi-litre d’eau salée et que le plancton est une nourriture efficace contre le scorbut, pour le docteur Bombard, la délivrance ne se trouve pas dans l’alimentation. D’après ses propres mots, « les naufragés meurent de désespoir et non de faim ou de soif ». La solitude, l’incertitude et l’attente précipiteraient les âmes vers les abysses. Car l’isolement n’est pas qu’une affaire d’intérieur. Alain Bombard est bien placé pour savoir qu’un horizon dégagé n’efface pas les mauvaises pensées. Ses relevés de tension notés sur un carnet l’attestent : ses minima ne correspondaient pas à la fin du trajet, lorsqu’il était le plus fébrile, mais bien aux moments où il perdait l’espoir de vivre.

Cette épopée reste l’un des plus grand exploits de l’histoire maritime : lorsqu’il se lance dans son odyssée en 1952, seul un naufragé sur mille est sauvé. Grâce à lui la survie en mer est devenue la règle.

Si certaines de ses affirmations sont toujours débattues aujourd’hui, les expériences liées à cette découverte ont été très utiles et même salvatrices. Nombre de rescapés de la mer témoignent avoir échappé aux flots en s’appuyant sur les préceptes du docteur. Son aventure permettra également « la victoire du mou contre le dur », c’est-à-dire des canots de sauvetages pneumatiques contre les chaloupes traditionnelles. De son vivant, son patronyme est devenu un nom commun, le « bombard » désignant un canot pneumatique de survie auto-gonflable et insubmersible qui équipe les navires. De nombreux naufragés, dans le monde entier, doivent leur survie à la démonstration d’Alain Bombard.

Figure 1 : Alain Bombard à bord de l’hérétique en 1952 ² ³

¹ C’est-à-dire que le naufragé, selon le docteur Bombard, n’attende pas d’être à peu près mort de soif pour boire cette eau et qu’il n’en absorbe pas plus d’un demi-litre par jour.

² Source : L’hérétique – 1952

³ Source : L’hérétique – 1952