Les lipochondrocytes : Des cellules clés pour la structure et la biomécanique du cartilage

Quand on pense au cartilage – ce tissu souple et résistant qui protège nos articulations – on imagine souvent une matière un peu caoutchouteuse, qui nous évite les douleurs quand on bouge. Mais en réalité, ce tissu est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et certaines de ses cellules sont encore peu connues du grand public. C’est le cas des lipochondrocytes.

Les lipochondrocytes sont un type particulier de cellules du cartilage, découvert principalement dans certains tissus cartilagineux spécifiques, comme le cartilage de l’oreille externe (le pavillon) chez les mammifères. Ce sont des cellules qui partagent des caractéristiques à la fois des chondrocytes (les cellules classiques du cartilage) et des adipocytes (les cellules de graisse).

En d’autres termes, les lipochondrocytes sont des cellules hybrides :
> Elles produisent de la matrice cartilagineuse, comme les chondrocytes,
> Mais elles contiennent aussi de grosses gouttelettes de graisse, comme les adipocytes.

Encore peu étudiées, elles pourraient bien être la clé de nouvelles avancées médicales, notamment dans le domaine des maladies articulaires. Un bel exemple de la richesse cachée de notre propre corps !

 

1.   Lipochondrocytes : Une découverte qui pourrait révolutionner la régénération du cartilage

Des chercheurs du Max Planck Instituteviennent de découvrir un nouveau type de cellule appelé lipochondrocytes, (de lipo : gras et chondrocytes : cellules du cartilage),  qui semble être à la croisée des chemins entre les cellules graisseuses, qui stockent les lipides dans notre corps, et les cellules du cartilage, qui produisent la matrice extracellulaire[1] et confèrent au cartilage ses propriétés biomécaniques uniques, telles que sa flexibilité et sa résistance.

[1] La matrice extracellulaire (MEC) désigne l’ensemble des structures et substances non cellulaires qui se trouvent à l’extérieur des cellules, dans les tissus et les organes. Elle joue un rôle fondamental dans la structure et la fonction des tissus, agissant comme un support pour les cellules et régulant divers processus biologiques.

 

2. Le rôle essentiel des chondrocytes et l’impact des lipochondrocytes

Le rôle des chondrocytes est bien connu en biologie : ces cellules spécialisées se trouvent dans le cartilage et ont pour fonction principale de produire et maintenir la matrice extracellulaire1, un environnement dans lequel les cellules se fixent pour croître. En produisant cette matrice, les chondrocytes permettent non seulement le maintien de l’intégrité du cartilage, mais aussi de créer un environnement propice à la croissance et à la réparation des tissus cartilagineux. La MEC sert également à maintenir la fonction mécanique du cartilage, en lui permettant de résister aux forces de compression et de traction, ce qui est essentiel dans des articulations comme les genoux, les hanches, les oreilles ou encore le nez.

Toutefois, la découverte des lipochondrocytes amène une nouvelle dimension à notre compréhension du cartilage, en particulier dans la régénération tissulaire. En effet, les lipochondrocytes se composent de cellules adipeuses en forme de ballon, contenant des gouttelettes lipidiques et sont entourées d’une matrice très fine. Cette architecture confère au tissu une élasticité remarquable tout en lui permettant de résister à la déformation et à la déchirure.

Bien que le lipocartilage  (constitué par les lipochondrocytes) soit aujourd’hui mis en lumière par ces travaux de recherche, il n’est pourtant pas totalement nouveau. Il a été observé pour la première fois dans les années 1850 par l’histologiste Franz von Leydig[1], qui avait remarqué un cartilage particulier dans les oreilles de rats, semblable à de la graisse tout en conservant des caractéristiques cartilagineuses, mais ses travaux furent rapidement oubliés. Ce tissu a de nouveau été mentionné dans les années 1960[2], et en 1976[3], le terme lipochondrocyte a alors été proposé pour désigner ses cellules. Toutefois, l’intérêt pour ce tissu s’est à nouveau estompé jusqu’à présent.

Cette (re)découverte, mise en évidence dans la revue Science de janvier de cette année[4], est le fruit d’une collaboration internationale impliquant 39 équipes à travers le monde. L’objectif : identifier un type cellulaire distinct ayant des propriétés biomécaniques uniques. Au cours de ces travaux, les chercheurs ont pu identifier ces cellules dans les tissus cartilagineux des oreilles, de l’épiglotte, et du cartilage nasal de souris. Des structures qui n’ont pas besoin de supporter de poids mais qui requièrent une grande souplesse. Les lipochondrocytes semble parfaitement adaptés à ces fonctions.

Cartilage d’oreille de souris, lipochondrocytes

Figure 1 : Cartilage d’oreille de souris (A). La structure du cartilage montre les lipochondrocytes (LCs) colorés en rouge (colorant Oil Red O) entourant des sites contenant des adipocytes(B et C).

 

[1] Leydig, F. (1857). Lehrbuch der Histologie des Menschen und der Thiere. Meidinger.

[2] Anderson, D. R. (1964). The ultrastructure of elastic and hyaline cartilage of the rat. American Journal of Anatomy114(3), 403-433.

[3] Sanzone, C. F., & Reith, E. J. (1976). The development of the elastic cartilage of the mouse pinna. American Journal of Anatomy, 146(1), 31-71.

[4] https://www.science.org/doi/10.1126/science.ads9960

 

3. Des tests rigoureux pour confirmer la nature des lipochondrocytes

Pour confirmer le type cellulaire des lipochondrocytes, les chercheurs ont pris soin de vérifier que ces cellules ne sont ni des adipocytes (cellules graisseuses) ni des chondrocytes classiques. Pour ce faire, ils ont testé leurs propriétés biochimiques et biomécaniques (microscopie à fluorescence, tests de traction uniaxiale, traitements chimiques (chloroforme/méthanol), tests clonogéniques). Chez la souris, ils ont observé que ces cellules stockaient des graisses indépendamment de l’alimentation, contrairement aux adipocytes qui varient en fonction de la quantité de nourriture ingérée. De plus, l’activité chimique et génétique des lipochondrocytes se rapproche davantage de celle des chondrocytes, confirmant leur rôle dans la structure cartilagineuse. Contrairement à la graisse classique, les cellules adipeuses du lipocartilage ne grossissent ni ne rétrécissent en fonction de l’apport calorique. Cette stabilité est due à l’absence d’enzymes capables de décomposer les graisses et de transporteurs qui acheminent les lipides alimentaires vers ces cellules. En conséquence, ce tissu conserve toujours ses propriétés élastiques et spongieuses, quelles que soient les variations de régime alimentaire. De plus, les chercheurs ont aussi démontré que ces cellules, en plus de stocker des lipides, jouent un rôle crucial dans la stabilité de la matrice cartilagineuse. En supprimant artificiellement les gouttelettes lipidiques de ces cellules, les propriétés biomécaniques du cartilage sont altérées, mettant en évidence l’importance de cette accumulation lipidique pour la fonction et la résistance du tissu cartilagineux.

 

4. Une (re)découverte prometteuse pour la régénération du cartilage

Cette avancée s’inscrit dans le contexte de la connaissance déjà établie des capacités régénératrices exceptionnelles du cartilage nasal et auriculaire. Ainsi, l’identification des lipochondrocytes dans ces tissus offre de nouvelles perspectives pour la médecine régénérative en raison de leurs propriétés biomécaniques uniques, adaptées à des structures nécessitant souplesse et résistance. L’étude de ces cellules pourraient ainsi permettre de mieux comprendre les mécanismes de régénération du cartilage et d’améliorer les traitements pour les lésions cartilagineuses, ouvrant la voie à des thérapies cellulaires et à des implants biomimétiques plus efficaces.

 

5. Une question d’évolution ?

Les scientifiques ont par ailleurs retrouvé ces cellules chez l’humain, mais aussi chez plusieurs autres mammifères comme la musaraigne, la chauve-souris ou le kangourou, par exemple. Ce qui suggère une origine évolutive commune et ancienne, ainsi qu’un rôle important, notamment dans la structure des oreilles et leurs propriétés acoustiques. Cette stabilité pourrait offrir un avantage évolutif, en particulier dans l’oreille externe. Les ondes sonores se propagent très efficacement à travers la graisse et le maintien d’une structure stable pourrait améliorer la capacité à recueillir et focaliser les ondes acoustiques. Ainsi, le lipocartilage pourrait jouer un rôle crucial dans l’audition des mammifères. En revanche, aucune trace n’a été trouvé chez d’autres groupes comme les amphibiens et les reptiles ce qui laisse entrevoir des pistes intéressantes sur l’évolution et la fonction de ces cellules au fil du temps.

 

6. Conclusion

La redécouverte du lipocartilage pourrait ouvrir de nouvelles perspectives en médecine et en biologie évolutive. Les chercheurs espèrent explorer sa capacité à se régénérer après une blessure, ce qui pourrait avoir des applications dans la médecine régénérative. Ils cherchent également à découvrir si ce tissu contient des sous-types de cellules et à comprendre comment ses cellules gèrent une teneur en graisse élevée potentiellement toxique pour d’autres types cellulaires. En révélant les secrets du lipocartilage, les scientifiques ouvrent une nouvelle page de la biologie et rappellent que même dans des structures à première vue banales, des mystères fascinants attendent encore d’être découverts.